17 févr. 2010

Dimanche 1993

Souvent, le dimanche, juste après la messe, il venait dîner à la maison. Maman achetait un pain belge à la pâtisserie, et quelques meringues quand je l'accompagnais. Je me rappelle la voiture mauve bourgogne stationnée devant la maison, je me rappelle de lui assis au bout de la table et de nous qui l'écoutons parler, derrière lui la porte patio éclaire la nappe blanche nous savons tous qu'il a fait la guerre nous en sommes fiers. Une fierté qui glace le sang un orgueil dont on ne sait rien de la valeur. Il paraît qu'il était aviateur, il paraît qu'il était radio, il paraît qu'il était mécanicien, il paraît qu'un jour il a survécu a un terrible accident d'avion et que tous ses amis sont morts sous ses yeux. Il nous raconte son trajet, de la rue de Bruxelles jusqu'à chez nous, il nous fait un rapport détaillé de la route, de sa vitesse, de sa consommation d'essence. Dans son regard, mille milliards de kilomètres défilent, mille milliards de kilomètres, remplis d'avions, de murs, de barbelés, de cigarettes, des kilomètres de coleslaw, d'orphelinats, de beaucerons, des kilomètres d'Hélènes, de rouge à lèvre rouge rouge, de motos, des kilomètres de terrains de camping, de coffres à vaisselle verts, d'usines, des kilomètres de cartes postales, de chapeaux de paille, de chemises à manches courtes, de naissances et d'adieux.
Nous sortons tous dans la cour, Papa et Maman ramassent la vaisselle et la nappe blanche. Le soleil de juin nous tape sur la tête et la piscine hors-terre est encore verte dans les coins. En nageant, avec mes lunettes de plongée, je regarde les carcasses d'araignées en suspension. Il nous surveille, on file doux, pas de bagarres pas de hurlements que des jeux calmes, pourtant il n'a rien dit il ne nous fait pas peur il ne nous chicanera pas il est seulement là, il nous surveille.
Quatorze heures. L'heure du départ. On joue dans l'entrée de garage et il sort. Becs sur les joues, Papa et Maman sur la galerie, becs sur les joues, aux grands frères qui ont mis des cartons dans leurs roues de vélos pour faire du bruit. Moi j'attends mon tour dans les marches, ma mère me met mon chapeau rose, mon père crinque la caméra, lui s'approche et vient me dire au revoir. Je le regarde, il m'impressionne trop je ne sais plus répondre. Et le héros silencieux s'en va, avant que je ne retrouve ma langue.


3 commentaires:

  1. J'aime cette insertion de photo. Elle remet en perspective l'idée qu'on se fait de la narratrice. Et cette langue qui manque introduit bien le recours au visuel.
    Je trouve que ton texte se campe dans sa seconde moitié. Les sens prennent le dessus, un peu comme en enfance. La piscine, les araignées me semblent plus justes que les kilomètres et la guerre qui précèdent. Peut-être le texte mériterait-il un petit resserrement, mais ça c'est une manie chez moi.
    Sinon, je trouve que les tableaux que tu construis, de famille ou de voyage, partagent un souffle semblable. Je vois ça dans une suite éventuelle. Ça se parle.

    Et pis j'aimerais plus de textes, là là.

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  2. C'est un texte magnifique. (J'ai peut-être un parti pris, tsé, vu mon projet, c'est pas mal dans la même veine, mais je ne veux pas réduire mon commentaire à cela.)

    J'ai adoré la suite de "il parait".
    La fin est douce, mais me violente.
    En fait, tout ton texte me violente. Dans le bon sens. Mais quand même.

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  3. Oui, j'ai oublié de le dire : quelle fin !

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