25 juin 2009

Fort-Coulonge

Sur la 148, il ne restait de l'hiver que quelques amas de neige à l'orée des forêts. Le gros Ford bourgogne éclaboussait les voitures qui venaient en sens inverse. Au volant, Roland pensait à ses filles à Montréal, à ses petits-enfants à quatre cent kilomètres, à sa vie ici, dans la campagne du Pontiac, à l'été qui arrivait en courant. Il faisait déjà si chaud, le soleil se réflétait sur le toit de leur maison de la rue Poirier. La rivière des Outaouais était sortie de son lit deux semaines plus tôt.
La barrière à l'entrée de la ferme était décadenassée. Charles devait être dans le grand potager afin de commencer à faire ses semences. Le chemin était sec pour la première fois de l'année, ca faisait du bien parce qu'il avait beaucoup plu ces derniers temps et si ça continuait comme ça les flaques allaient creuser des trous immenses et il faudrait tout reboucher pour pouvoir rouler normalement. Et ça, Roland n'en avait pas envie, il avait déjà assez à faire.
Les poussins étaient arrivés la veille, il y en avait cent, cette année. Roland leur avait installé une chaufferette et venait les voir quelques fois par jour pour s'assurer que tout allait bien. En posant le pied dans le poulailler, le poid de son Doc Martens fit se lever un nuage de paille, et les poussins se mirent à pialler. À travers la pagaille jaune, il en découvrit deux qui n'avaient pas passé la nuit. Il ramassa les volatiles d'une seule main et les jeta au compost. Il nourrit les quatre-vingts-dix-huit autres, leur donna de l'eau, et sortit.
En démarrant son tracteur pour aller retourner un peu de terre dans le champ, il remarqua que quelque chose clochait sur la machine. Il fit le tour du moteur, appuyant sur quelque pédale, actionnant tel levier, et découvrit qu'un gros bourdon avait fait son nid dans ses freins. Il fallut deux chaudières, deux énormes chaudières de cinq galons pour vider en entier sa machine des constructions de l'insecte. Des tonnes de brins d'herbe, de la boue, des feuilles, de la paille... Ce bourdon s'était construit une sacrée forteresse, et semblait vouloir la défendre. D'un coup de pelle, Roland l'assomma. Il s'arrêta un moment pour regarder par terre le colosse endormi.
Depuis combien de temps n'avait-il pas sorti ce tracteur ?

21 juin 2009

Phare 2

Toutes les dix secondes, la plage était balayée par un jet de lumière provenant du phare. Il faisait noir depuis déjà deux heures et nous guettions les perséïdes. Par moments, mêlé aux rafales de vent, un chant de baleine nous parvenait. Le sable était froid sous nos corps, humide à nos pieds - la marée ne remontait pas encore. Je voyais du coin de l'oeil que tu souriais. Je ne voulais pas me tourner vers toi, j'étais peut-être un peu timide, troublée par notre présence ici. Tu ne comprenais pas non plus comment nous pouvions nous sentir comme de retour chez nous, dans ce lieu que nous ne connaissions pas la veille.
Bientôt, ils nous appelleraient pour le dessert.

Phare 1

Le gardien du phare
essaie d'attraper les mouches
qui courent après la lumière

Le gardien des mouches
essaie d'attraper le phare.
Qui court après la lumière?

19 juin 2009

Monsieur Papillon


Monsieur Papillon est mort un soir d'été. La minute juste avant, il devait se sentir comme un oiseau, il filait sur sa moto, dans la campagne montérégienne – je suis sûre qu'il allait aussi vite qu'il pouvait, il était de ceux qui aiment sentir le vent dans leurs oreilles. Juste le vent, tellement fort qu'on n'entend rien d'autre, sauf parfois près d'un grand champ une horde de grillons qui se frottent les pattes.
La sainte paix.
Monsieur Papillon a dû mourir vers 19 heures. En juin, les jours de beau temps, c'est le moment le plus déchirant de la journée. C'est le moment rempli de promesses, le moment où on guette un ciel rouge et le premier moustique, c'est le moment où les enfants ont quitté la table. À cette heure, sur la petite route près de Rigaud, les ombres devaient s'étirer d'un fossé à l'autre et les arbres étaient probablement d'une teinte dorée, gorgés de lumière.
Monsieur Papillon n'a peut-être pas eu le temps d'avoir peur. Avec le vent dans une oreille, les grillons dans l'autre, les arbres dans les yeux et le coucher de soleil sur les tempes, avec son guidon dans les mains et du bitume qui défilait à 130 kilomètres/heure sous les fesses, il était sûrement parti faire un tour dans ses pensées, et au moment de l'impact, il a dû comprendre que ça ne servait à rien de revenir à la réalité. Il l'avait assez vue, la réalité.
Monsieur Papillon était concierge à mon collège, quand j'avais seize ans. J'étais couchée sur un banc dans un corridor, à compter les trous dans le plafond blanc, il s'est arrêté pour me parler.
C'était la fin de l'année, il ne restait que quelques examens, on avait tous hâte de ficher le camp de là. Il comprenait bien et j'ai cru sentir que lui aussi il aurait bien aimé ficher le camp. Avant de reprendre sa moppe et son pas lent, il m'a dit : « Continue d'étudier, fille, parce que sinon, tu vas te retrouver comme moi. ».
Je me suis demandée, le lendemain matin, en apprenant sa mort, si c'était si pire que ça d'être Monsieur Papillon...

Agathe


Il y a eu ce moment sur scène où
j'avais le spot qui me chauffait le front et
une goutte de sueur sur la tempe
-le fond de teint s'écroulait
Devant moi des ombres inégales et des regards
que je ne sentais plus.
Et dans mes pieds et sous mon corps, Agathe
me soutenant à ce moment plus que je ne la soutenais
on a repris notre souffle.
« Allez ma petite un dernier petit tour et on s'en va
Un dernier petit tour et on se quitte
Et on laisse tout ce foutoir derrière nous et on retourne
chacune
dans nos vies, dans nos histoires,
Toi dans tes bottines

et moi dans mes répliques
Montre leur une dernière fois qu'à nous deux on est devenues...
qu'on est devenues...un instant, un hasard, un rencontre.
Un dernier petit tour dans ma robe brune et je te lève mon bérêt, ma petite
et je te saluerai des coulisses quand tu quitteras la salle,

une fois les fauteuils vidés et les néons rallumés.
Un dernier tour ma petite

Un dernier petit tour et on s'en va. »
Croyez-vous que la mémoire soit ce qui meurt en dernier?
Et quand le vacarme de la foule nous a surpris, en coulisse,
nous sommes accourus souriants, se tenant les mains, tous les neuf.
Au troisième salut, les épaules voutées et les genous croches
c'était pour elle que je m'inclinais.

Routine de Trac

De l’eau chaude et du miel.
C’est ce dont j’ai besoin, j’en ai besoin, maintenant, ce soir,

avant mes cinq heures de sommeil.
Ma gorge est vieille.
Mon cœur bat trop vite.
C’est étrange, vous êtes jeune de nouveau.
Il faut dormir, tout calmer avant de tout exploser.
Du miel apaisant.
La chaleur qui vient caresser ma gorge.
Si tu tiens à ta vie, tais-toi.
Mascara, eye-liner, bobépines, fixatif, déodorant, pantalons noirs,

camisole noire, lunch, argent, non portefeuille, oui portefeuille, c’est mieux.
Y a t il encore des miracles au jour d’aujourd’hui?
Ne pas oublier de me raser les aisselles.
Tant pis pour les mollets, Steven acceptera ma pilosité.
Le drap blanc est dans les loges, sur le comptoir gauche au fond près du miroir.
Gorgée de miel, et d’eau chaude.
Mais trêve aux rêveries, et dansons.
Dernière répétition à 11h, ne pas être en retard, important.
Emmener lunettes, au cas ou.
Bien manger, des pâtes froides, de la salade de pâtes, est-ce que j’en ai?

Dans le réfrigérateur, des spaghettis…
Eau chaude, miel, eau chaude miel, eau chaude, miel, Aille, ça brûle.
La musique a cessé, c’est un interlude.
Il ne faut pas que j’oublie de soutenir les silences, les silences doivent être soutenus

Pourvu que personne ne tousse pendant mon silence, pourvu que personne ne tousse.
Drap blanc dans la loge, comptoir gauche au fond, près du miroir.
Pas de maniérisme dans les sourcils. Objectifs, projeter, articuler, français normatif.
À quoi penses-tu? À rien. Et je recouvre son visage.
Entracte.
Une heure et demie plus tard, on est dans un bar, et tout ça est loin derrière.
J’ai hâte.
Merde.
Eau chaude, miel.
Bobépines, déodorants, le drap, bien manger…

Voiles


et
si les
bateaux viennent
un jour à manquer de
vent s'ils ont peur des vagues
ma soeur nous irons mains soudées
et lacérant le ciel avec nos ailes de cire
nous rejoindrons enfin le pays de notre enfance
il
n'y
a
plus
rien
dans les pyramides du désert mais sur ta pupille
une goutte de lait me rappelle que nous venons
de la même sphère